Etienne Delessert était né le 4 janvier 1941 à Lausanne. Il est décédé le 21 avril 2024 à Lakeville (Connecticut), entouré de sa femme bien-aimée, Rita Marshall, directrice artistique de Creative education, et de leur fils Adrien. Sa carrière et sa vie se sont déroulées entre sa Suisse natale, Paris et les États-Unis où il s’est installé en 1985.
Sans doute fut-il l’un des plus grands « illustrauteurs » du siècle écoulé, non seulement par l’importance quantitative de ses publications (quelque 80 albums pour la jeunesse, livres pour adultes, abondante contribution, si originale, à la presse internationale, nombreuses affiches percutantes, charmants films d’animation dont le célébrissime Yok-Yok…) mais aussi parce que, dès les années soixante et septante, il a révolutionné le regard porté sur l’édition illustrée et n’a eu de cesse, jusqu’à son dernier souffle, de défendre ardemment sa conception idéaliste des arts graphiques. Sans concession. Avec enthousiasme. Avec une connaissance très sûre du monde de l’édition. Avec une solide culture de l’image. Avec le souci de partager son expérience. Avec une vitalité qui a épuisé beaucoup de ses partenaires de travail (dont je suis!), qui, en outre, ont eu à essuyer ses colères, ses exigences, sa ténacité, son désir de perfection, son besoin d’absolue exclusivité, ses avalanches de courriels, ses coups de fil intempestifs qui ne tenaient pas toujours compte du décalage horaire… C’était un travailleur infatigable, acharné, toujours en quête du meilleur et j’ai beaucoup appris à ses côtés. C’était aussi un ami très attentionné qui, alors que j’ai vécu une longue et pénible hospitalisation, m’a très fidèlement entourée, quotidiennement, de son affection et de ses encouragements.
Trois albums testamentaires
Dans la dernière décennie de création d’Etienne Delessert, les éditions MeMo ont joué un rôle important dans la promulgation d’œuvres de très grande qualité, alors que les éditeurs historiques qui l’avaient autrefois promu, les Grasset ou les Gallimard, boudaient une œuvre qu’ils jugeaient désormais élitiste et trop exigeante, à mille lieues des productions banales qui encombrent les étals des libraires : l’air du temps, contre lequel il a beaucoup vitupéré. Son style n’était pas passé de mode comme d’aucuns l’ont jugé un peu rapidement, il était hors mode, d’une aura universelle.
Ce n’est pas par hasard si, pour publier trois œuvres intimistes, Etienne Delessert a choisi MeMo : il admirait les choix éditoriaux de cette maison et le soin extrême porté à la fabrication de l’objet-livre. Charismatiques, nourries de ses souvenirs et particulièrement émouvantes (Un verre en 2013, Cirque de nuit en 2015 et Fourru Bourru en 2016), ces trois histoires avaient d’ores et déjà été publiées aux États-Unis, par sa femme, Rita Marshall, aux éditions Creative.
La mère naturelle d’Etienne, Bérengère de Mestral, mourut d’une pneumonie alors qu’il n’avait que deux semaines. Un verre raconte la relation du petit orphelin avec Églantine Besson, la gouvernante que, alors qu’il n’avait que deux ans et demi, son père engagea et qu’il épousa quelques années plus tard. Elle fut, écrit-il, sa « vraie mère ». Pleine de tendresse attentionnée, conteuse inspirée, elle nourrit à jamais l’imagination de ce gamin éveillé et sensible. L’album qui lui est dédié est d’une grande simplicité, presque prosaïque, plein d’émotion contenue, à mille lieues des fantasmagories luxuriantes et parfois inquiétantes qui habitent son univers. Les souvenirs évoqués sont précis, solidement imprimés dans la mémoire affective de l’enfant, à jamais inoubliables.
Cirque de nuit, qui parut deux ans plus tard, est, de loin mon livre préféré. C’est une œuvre testamentaire s’il en est, qui égrène, au fil des pages, tous les souvenirs, toutes les obsessions d’une existence, avec une maîtrise picturale exceptionnelle. La référence autobiographique y est clairement assumée car il y peint son auto-portrait ainsi qu’une très belle effigie de Rita. Les choses de la vie à l’aune de l’appel de la mort. Il y a du Roi des aulnes ou de La Jeune fille et la mort, dans cette suite musicale à la fois chatoyante et mélancolique où défilent les animaux réalistes ou fantasmés de ses livres, ses réminiscences religieuses (les anges) ou littéraires (Ionesco, Beckett et Kafka), ses clowns, nains et musiciens nostalgiques, happés vers l’ailleurs d’une bougie à la lumière vacillante. Il les suit dans l’acceptation sereine et mystique des fins dernières après une destinée bien remplie. Un livre essentiel, subtil pendant graphique de L’Ours bleu, autobiographie parue chez Sladkine en 2015. Le 23 avril, l’Ambassade de Suisse à Paris organisa, pour la sortie de ces Mémoires d’un créateur d’images, une soirée qui se termina par la présentation du film d’animation qu’Etienne Delessert a réalisé à partir de notre Cirque de nuit, mettant ainsi l’accent sur les liens sémantiques qui unissent l’album de MeMo à sa biographie.
Etienne Delessert est remarqué dès son premier album paru en 1967 chez Harlin Quist à New York, Sans fin la fête, hommage fantaisiste de ce fils de pasteur nourri de récits bibliques à l’incontournable Arche de Noé. C’est d’ailleurs à la même époque que, dans sa Bible très hollywoodienne, John Huston interprète ce patriarche débonnaire, si bienveillant avec les hôtes de son zoo flottant. Mais, à l’inverse du film, on est loin d’une catéchèse sulpicienne. Et on sent la jouissance de l’artiste à représenter ce joyeux bestiaire.
Cette thématique de l’Arche de Noé, il la reprendra un demi-siècle plus tard avec Fourru Bourru. Cette fois, l’inspiration est beaucoup plus personnelle, résolûment anticonformiste, et l’audace graphique, avec sa gamme chromatique étendue et l’originalité de ses plans, dépasse largement celle de Sans fin la fête. Lors du Déluge, c’est dans la toque à grelots d’un ours généreux que les animaux trouvent un refuge saugrenu. On y perçoit l’amour profond des bêtes que Delessert nourrit depuis son enfance, et aussi son étonnante identification à l’ours. Rappelons-nous que ses mémoires s’intitulent L’Ours bleu, et qu’il a largement diffusé auprès de ses amis les photos des ours qui viennent familièrement s’inviter dans son jardin de Nouvelle Angleterre. Jubilatoire !
Les éditions MeMo, fidèles à leur engagement patrimonial, ont réédité en 2018, l’un des livres mythiques d’Etienne Delessert, Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde. Né de la collaboration du jeune artiste avec le célèbre phénoménologiste Jean Piaget, il s’interroge, à partir d’expérimentations pédagogiques, sur la réception et la compréhension des enfants face à un livre complexe et poétique. D’un charme et d’un lyrisme captivants, l’album, indémodable, exprime l’engagement écologique d’Etienne Delessert, l’amour de la nature qui lui fut transmis par son père, sa fascination pour le soleil et la lune, sa soif d’harmonie cosmique. L’extase, quasiment métaphysique de la souris, qui découvre les merveilles de la vie est exprimée avec une touchante naïveté. Dans la postface que Christine Morault a eu l’amitié de me confier, je parlais alors d’« efflorescences esthétiques enracinées dans le terreau des mythes », car c’est cet ancrage dans la cosmogonie universelle qui en fait un « grand livre ».
L’album parut d’abord aux États-Unis puis en France à l’école des loisirs en 1971, et fut alors tiré à 60 000 exemplaires et traduit en six langues. Mais on ne trouvait plus désormais ce petit chef d’œuvre que chez de rares bouquinistes. La version MeMo, particulièrement bienvenue, au papier si élégant, reprend la maquette d’Herb Lubalin et comble ce manque dans le paysage éditorial en faisant renaître avec brio un grand classique du livre d’enfance.
Merci à MeMo d’avoir édité ces quatre livres d’exception dont la profondeur psychologique et métaphysique nous rappelle, s’il en était besoin, qu’Etienne Delessert ne fut pas seulement, comme ses nécrologies dans la presse le martèlent, « le papa de Yok-Yok ».
Janine Kotwica, le 8 mai 2024.